Apprivoiser le renard qui est en soi
Qui mieux que la personne concernée pourrait nous parler de sa maladie ? Qui plus est quand la patiente a passé beaucoup de temps à essayer de comprendre son mal et en plus a suivi des cours dans une école d’art, ce qui lui permet de donner forme à son mal-être…
Lou Lubie est cyclothymique (un trouble de l’humeur appartenant à la famille des maladies bipolaires), mais il lui a fallu des années avant qu’on pose un diagnostic sur ce qui a d’abord été considéré comme une dépression. Dépression d’ailleurs soignée aux antidépresseurs, ce qui n’est apparemment pas franchement indiqué si la prise médicamenteuse se fait sur le long terme et sans suivi adapté. La jeune femme, qui a fini par savoir de quoi elle souffrait et ce que cela impliquait, a fort logiquement, de par sa formation, créé une bande dessinée qui retrace son histoire. Goupil ou face raconte ainsi les troubles bipolaires qui l’habitent et comment elle parvient à vivre avec cette pathologie, matérialisée sous forme de renard.
Cette idée de choisir le goupil pour incarner le phénomène complexe qui correspond à son trouble bipolaire avec toutes les variantes possibles est brillante. Le renard, qui n’apparaît qu’une fois le diagnostic posé, est tour à tour stylisé, humanisé, enveloppant comme un manteau de fourrure, parfaitement caméléon et protéiforme. Extrêmement attachant en orange triomphant dans les phases euphoriques puis effarant en dragon noir quand l’héroïne est au fond du trou, il permet de bien comprendre ce qui caractérise la maladie dont les symptômes nous sont ici expliqués par le menu. L’intérêt pédagogique de l’ouvrage est dès lors évident, puisque ce témoignage de première main permet à ceux qui pourraient avoir une pathologie proche (ou simplement un tempérament cyclothymique) de mieux se connaître et de mettre un nom sur leur trouble. Cela est également très utile quand on connaît une personne correspondant peu ou prou à notre héroïne : au moins se sentira-t-on un peu mieux armé pour bien réagir aux bizarreries de caractère de membres de son entourage (ou de soi-même, essayons donc l’évaluation proposée sur la page du site de Lou Lubie où elle met une bibliographie, des liens vers des sites spécialisés et, justement, un test).
Stylistiquement, l’ouvrage est une réussite. Certains éléments évoquent le manga japonais destiné aux adolescents, ce qui est judicieux, puisque ce public est évidemment ciblé en premier lieu. Mais cette bande dessinée vise tous les publics et y parvient en utilisant des procédés qui sont familiers aux lecteurs de tous âges : les graphiques, schémas et autres codes visuels occidentaux (l’arbre généalogique, par exemple, page 47, où l’on peut visualiser les ascendants concernés à des degrés divers d’un simple coup d’œil) rendent la lecture non seulement agréable, mais féconde et instructive. On sent la filiation avec Scott McCloud, le génial auteur de L’Art invisible, qui aide à comprendre la bande dessinée et son mode de construction par des pictogrammes et des exemples visuels de toutes sortes. Lou Lubie a parfaitement assimilé cette propension à rendre les phénomènes complexes simples, autrement dit, à faire de la vulgarisation de haute qualité.
De plus, et cela ne gâche rien, le récit est drôle de bout en bout. Paru en 2016, l’ouvrage a été réédité en 2019 avec une dizaine de pages supplémentaires. Depuis, Lou Lubie a réalisé, avec une complice, un nouveau roman graphique : La Fille dans l’écran, tout à fait passionnant, ne serait-ce que pour la démarche intellectuelle. Il s’agit de la rencontre de deux jeunes femmes par messages interposés, l’une vivant en France, l’autre au Canada. Manon Desveaux dessinait la page de gauche consacrée à la française, Lou Lubie se chargeait de la page de droite et de l’autre protagoniste, le travail à quatre mains fourmillant d’effets miroir, de correspondances subtiles et de trouvailles en tous genres.
Tout récemment, la jeune auteure vient de publier, en janvier 2021, dans un genre tout à fait différent, l’histoire d’un jeune homme qui perd ses repères, dans un thriller psychologique passionnant, riche en surprises (certains lecteurs risquent d’être troublés). Lou Lubie a visiblement trouvé un rythme de croisière. Par ailleurs, elle a mis en place un système permettant aux lecteurs de la subventionner. Il est tout à fait édifiant, à cet égard, de regarder le film où elle expose brièvement la réalité financière de la plupart des auteurs de bande dessinée. On lui souhaite beaucoup de contributeurs et surtout, de pouvoir vivre décemment de son excellent travail. En attendant, elle semble tenir en laisse son renard intérieur et on en est ravie pour elle…
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Sur le roman graphique
* La page dédiée sur le site de Lou Lubie.
* La fiche de présentation sur le site de l’éditeur.
* La page wikipédia.
* Sciences et Avenir, critique de Goupil ou face.
Lou Lubie et la bipolarité
* Le site de Lou Lubie.
* Le compte Instagram de Lou Lubie.
* Une conférence donnée par Lou Lubie sur sa bipolarité en 2018 (1h14).
* Francetv, L’histoire de Lou (6′).
* France Culture, Lou et ses troubles bipolaires, 12′.
Influences stylistiques
* Scott McCloud, L’Art invisible. Comprendre la bande dessinée, 1993.
Comment aider l’artiste
* Chaîne youtube de Lou Lubie, Comment vivre du métier d’auteur de BD ?, 8′ (pour se rendre compte de la réalité du métier de bédéiste, à voir absolument).
* Le projet participatif sur Tipeee.
* L’atelier de Lou Lubie.
Cyclothymie
* Sur le site de Lou Lubie, une page très complète sur la cyclothymie, avec un test et de nombreux liens utiles.
Les dernières publications de Lou Lubie
* Lou Lubie et Manon Desveaux, La Fille dans l’écran, 2019.
* Lou Lubie, L’Homme de la situation, 2021.
Lou Lubie s’est prêtée au jeu du Questionnaire de Proust BD et a répondu aux questions.
Lou Lubie
« Lou Lubie publie ses cinq premiers livres à l’île de la Réunion, d’où elle est originaire. En 2008, elle fonde le Forum Dessiné, un site communautaire qui permet à des dessinateurs de tous niveaux de créer ensemble de la BD numérique. En 2021, le site est toujours actif et a vu défiler plus de 2.500 dessinateurs.
Goupil ou face est son sixième ouvrage. Partant de son histoire personnelle, elle explique avec humour le fonctionnement de la cyclothymie, un trouble de l’humeur avec lequel elle vit.
Au bout de sept ans de galères et de diagnostics erronés, une psychologue m’a enfin dit : “Vous êtes sans doute cyclothymique”. Et là… rien. Ça n’a pas fait tilt. Je n’avais jamais entendu ce mot, j’étais larguée. Je ne savais même pas si je devais la croire !
Il m’a fallu un temps fou, et beaucoup de livres, pour comprendre. Alors j’ai eu envie d’écrire celui que j’aurais aimé qu’on me prête quand j’étais dans le flou.
En 2019, elle publie La Fille dans l’écran, une BD co-écrite et co-dessinée avec Manon Desveaux. Elles y racontent la relation qui naît à distance entre deux jeunes femmes, l’une au Québec, l’autre dans la campagne française. En 2021, elle vient de publier un nouvel album, L’Homme de la situation ».
Rebecca Dautremer : le Questionnaire de Proust
Voici le questionnaire et les instructions proposés à Rebecca Dautremer, l’une des plus grandes illustratrices de l’école française, auteur, entre autres, de livres pour enfants avec un personnage mieux qu’attachant, Jacominus Gainsborough. Elle a également magistralement illustré le classique Des souris et des hommes. L’artiste a eu la gentillesse de répondre au questionnaire de Proust en pleine séance de dédicaces, réfléchissant aux questions tout en continuant à dessiner, à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage Une chose formidable.
Philippe Richelle : le Questionnaire de Proust
Voici le questionnaire et les instructions proposés à Philippe Richelle, auteur, notamment, du récent Le Grand Soir ou des différentes séries consacrées aux rouages du pouvoir telles Les Coulisses du pouvoir, Amours fragiles, Les Mystères de la République ou Secrets bancaires.
Frédéric Pontarolo : le Questionnaire de Proust
Voici le questionnaire et les instructions proposés à Frédéric Pontarolo, auteur, récemment, d’une autobiographie intitulée Deux Roméo sous un arbre après de nombreux albums, dont des adaptations de L’Homme invisible ou de 1984