Un jugement sans fin…
Comme souvent, la réalité dépasse la fiction. Ici, il ne faudra pas moins de 278 pages pour raconter par le menu la tragique histoire d’une erreur judiciaire et d’un acharnement juridique. Cela se passe en France, c’est arrivé il y a quelques années à peine et on se pince pour y croire. Avec un scénario pareil et une aventure aux développements aussi abracadabrantesques, n’importe quel auteur serait pratiquement certain de ne pas trouver preneur chez la plupart des éditeurs. C’est ce qui risquait d’arriver à Sébastien Girard, l’auteur de ce roman graphique tout à fait singulier dans la forme et bouleversant dans le fond. Mais, par chance, le jeune homme a rencontré à Angoulême Blandine Lanoux, de la maison Félès, et lui a montré le roman achevé. L’éditrice, enthousiaste, a tout fait pour donner vie à ce projet militant et profondément humain.
L’aventure de cet ouvrage commence en 2016, quand un membre de l’association pour laquelle notre auteur fait le webmaster lui rapporte les faits, l’enjoignant à faire connaître cette histoire ubuesque. Au départ, Sébastien Girard ne sait pas quelle forme donner au récit. Après avoir balancé entre le documentaire, la fiction de cinéma, un livre ou autres supports, il finit par choisir le roman graphique. Un choix surprenant de prime abord, mais qui s’avère payant, car le dessin permet, tout comme le texte d’ailleurs, me rétorquera-t-on, une grande liberté et une certaine prise de distance pour ces mésaventures qui auraient pu sombrer dans le sordide, le scabreux ou la mièvrerie.
Qu’on en juge un peu : Mia – tous les noms de personnes et de lieux ont été changés dans l’ouvrage, sauf Paris –, Mia, donc, est une enfant prématurée qui naît à sept mois de grossesse. Dès ses premiers pas, elle se met à chuter régulièrement sans avoir le réflexe de mettre les bras en avant pour se protéger. À l’âge de trois ans et huit mois, une juge pour enfants va décider de placer la petite fille en foyer, suite à un signalement pour maltraitances. Et c’est le début d’un engrenage infernal qui va durer quatre longues années avant que Mia puisse réintégrer sa famille, au terme d’actions réitérées par les parents, y compris deux déménagements pour pouvoir enfin changer de juge… L’auteur raconte les détails de la procédure à grands renforts de dates, d’extraits de rapports, d’actions et de courriers (souvent restés sans réponses). On vit ainsi l’enfer (pavé de bonnes intentions par le système d’assistance français) traversé par les parents et la fratrie ; une vision qui se fait à travers leurs yeux. Difficile de rester de glace face à ce mécanisme kafkaïen dont on ne comprend pas ce qui a pu le déclencher et comment de telles dérives sont possibles dans le système de protection de l’enfance contemporain. Sébastien Girard pose d’ailleurs des questions tout à fait pertinentes à cet égard. Il serait tout à fait judicieux que cette affaire puisse faire évoluer les choses, afin que des garde-fous soient instaurés qui permettent qu’une telle affaire ne puisse plus survenir. Car enfin, on se frotte régulièrement les yeux tant ce qui a pu arriver laisse incrédule. Sur la base d’un malentendu, les parents ont été soupçonnés et toutes leurs actions n’ont eu d’autres effets que de les enfoncer davantage. Certes, on se dit qu’on n’est jamais trop prudents et, à l’inverse, que certaines personnes à qui on rend leur enfant en font des martyres (on pense notamment à l’extraordinaire film Jusqu’à la garde qui montre une juge bienveillante laissant un père conserver son droit de garde alors qu’il aurait fallu absolument le lui retirer). Mais dans le cas présent, on s’interroge aussi sur ce qui a bien pu motiver la décision de la juge de séparer une enfant de ses parents, par ailleurs tous deux originaires de l’Algérie. Non, on s’interdit de penser que ce dernier « petit détail » ait pu avoir une incidence sur cette navrante histoire…
La couverture du livre évoque le style de Riad Sattouf, mais le système narratif fait surtout penser à Scott McCloud, le génial théoricien de la BD qui écrit ses réflexions sous formes de bandes dessinées, changeant de facture sans cesse, avec des exemples visuellement limpides. Sébastien Girard propose lui aussi un dessin fluide, faussement simpliste, fait de cernes assez épais, les effets de profondeurs étant obtenus par la bichromie (passant du vert au bleu, en évoluant par des oranges, kakis ou gris, soit par les différentes ambiances vécues par les protagonistes, avec ici et là quelques arcs-en-ciel heureux ou des touches rouges pleines d’espoir, bien fugaces). Il avoue s’être laissé porter par sa conviction, mais on sent qu’il prend sans cesse sur lui pour obtenir une sorte d’objectivité (bien sûr, et forcément, toute relative). Au-delà de la force du propos et pour laquelle il n’y a pas grand-chose à ajouter (sauf à inviter tout un chacun à prendre connaissance de ces péripéties incroyables), le roman graphique est formellement tout à fait passionnant. Les trouvailles visuelles s’enchaînent et donnent du rythme tout en dynamisant la lecture ; et pourtant, l’auteur arrive à nous faire ressentir le temps qui s’étire et l’éternel recommencement des procédures, attentes de nouvelles entrevues éphémères et autres refus à répétition, comme avait su le restituer en son temps le film Un jour sans fin, dont Sébastien Girard reprend l’exemple dans son propos, où le héros recommençait la même journée indéfiniment, tout en tirant des leçons de chaque journée écoulée qui lui permettaient d’évoluer et de faire se décanter la situation.
Petit défaut de ce roman graphique, en tant qu’objet : s’il est très agréable au toucher, avec une couverture aussi douce qu’une peau de chamois, il est difficile à manipuler du fait de son format presque carré. Il faut forcer l’ouverture pour profiter de la totalité des pages, du fait d’une marge infinitésimale. Mais on s’habitue vite à la chose et il ne faut pas hésiter à brusquer ce recueil qui n’est certainement pas un libelle, pas non plus un pamphlet, mais bien une diatribe, même si l’opuscule se veut non-violent, mesuré et finalement bienveillant. Et au bout de la lecture, édifiante, on s’aperçoit que l’ouvrage, bien proportionné, ne s’est pas déformé, que la reliure n’est ni éclatée, ni ridée : tout se remet en place, apparemment.
Sur le roman graphique
* La fiche de présentation sur le site de l’éditeur.
* Un teaser de 28 secondes qui présente le roman graphique.
* Une émission de 52 minutes de Plan Culte, avec des chroniqueurs bouleversés et enthousiastes, sur youtube.
* La critique des DNA.
* Une critique sur Yradon.
* Une critique sur ActuaBD par David Taugis.
Quelques liens vers les références citées
* Pour voir le style de Riad Sattouf, par exemple sur son site ou son compte Instagram.
* Pour découvrir l’univers de Scott McCloud, auteur notamment des classiques L’Art invisible, Faire de la bande dessinée et autres (le site internet officiel de Scott McCloud en anglais est passionnant).
* Harold Ramis, Un jour sans fin, (Groundhog Day) 1993, trailer.
* Xavier Legrand, Jusqu’à la garde, 2017, trailer et une analyse. À voir également, sur le Blu-ray du film, l’entretien avec Édouard Durand, juge des enfants.
Protection de l’enfance
* Le rapport de la Cour des Comptes sur la Protection de l’enfance et les améliorations à y apporter.
* Un formulaire en pdf résumant les démarches et présentant le cadre législatif.
* L’AVPE (Association de Protection de l’Enfance).
* Le CNPE (Conseil National de la Protection de l’Enfance).
* L’ONPE (Observatoire National de la Protection de l’Enfance), site ressource sur la protection de l’enfance.
* Histoire de la protection de l’enfance, par Constance de Ayala.
* La fiche Wikipédia.
* Sur le site Protéger l’enfant, une présentation du juge Édouard Durand.
Auteur : Sébastien Girard
Pages : 278
Genre : Société
Sortie : 23 mars 2021
Éditeur : Félès
ISBN : 9782491483081
Note : ***
Sébastien Girard s’est prêté au jeu du Questionnaire de Proust BD et a répondu en images aux 30 questions.
Sébastien Girard
Sébastien Girard est très curieux. Cela l’a amené à faire de nombreux métiers, dont certains prestigieux, comme animateur de centre aéré en défaut d’autorité, ou bien ouvrier à la chaîne en mode zombi car incapable de s’adapter au rythme des 2×8. Il a même nettoyé des toilettes de pub en Angleterre. Cette curiosité ne l’aide pas à se focaliser sur une seule discipline. Malgré cela, il a réussi à mener à terme un travail de longue haleine : la réalisation en tant que scénariste et dessinateur de la BD Chronique d’un kidnapping pour les éditions Félès (description auteur des Éditions Félès).
Rebecca Dautremer : le Questionnaire de Proust
Voici le questionnaire et les instructions proposés à Rebecca Dautremer, l’une des plus grandes illustratrices de l’école française, auteur, entre autres, de livres pour enfants avec un personnage mieux qu’attachant, Jacominus Gainsborough. Elle a également magistralement illustré le classique Des souris et des hommes. L’artiste a eu la gentillesse de répondre au questionnaire de Proust en pleine séance de dédicaces, réfléchissant aux questions tout en continuant à dessiner, à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage Une chose formidable.
Philippe Richelle : le Questionnaire de Proust
Voici le questionnaire et les instructions proposés à Philippe Richelle, auteur, notamment, du récent Le Grand Soir ou des différentes séries consacrées aux rouages du pouvoir telles Les Coulisses du pouvoir, Amours fragiles, Les Mystères de la République ou Secrets bancaires.
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